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Me voici donc installé dans ce squat habité par une communauté d’artistes. Dorian, mon voisin m’accueille chaleureusement … il n’est autre que le danseur du Milky Way. Le lendemain il viendra m’exprimer son désir de danser devant mes projections. Durant trois ans Félix puis Dorian deviendront mes partenaires successifs pour deux shows distincts.

Tout n’est pas rose. En hiver il fait très froid. Les grandes bâches plastiques transparentes qui remplacent les vitres n’isolent pas bien. Mais leur aspect translucide confère au paysage une mystique nébuleuse. Quand le mercure affiche un chiffre négatif, elles se recouvrent à l’intérieur de givre. Mais la Hollande est un pays qui consomme abondamment, alors il est aisé de récupérer dans la rue les radiateurs comme les tapis et matelas pour un confort minimal. Il nous faut parfois travailler avec le calorifère ajusté sous la chaise, et il est alors difficile de ne pas sombrer dans une torpeur, due au contraste entre la chaleur se dispersant sur le visage et le froid se plaquant sur notre dos. Nous avons une cuisine pour quinze avec un robinet, sur lequel nous avons apposé une sorte de minuscule chauffe-eau. Il se démène pour fournir en permanence de l’eau chaude, ne cesse d’émettre de la vapeur et semble au bord de l’apoplexie. Pour nous laver correctement nous allons tous aux bains publics, ou bien chez des amis. L’électricité est vitale. On apprend vite ces histoires d’ampérage si l’on veut correctement fournir de l’énergie pour douze appartements. On bloque les portes pour interdire à l’EDF de venir fourrer son nez. Et si elle coupe l’électricité depuis la rue, nous ajoutons des extensions, pour nous alimenter depuis les immeubles limitrophes abandonnés, faisons passer les câbles sous les balcons, puis créons une déviation chez une voisine abonnée pour donner l’impression que nous nous ravitaillons chez elle.

D’ailleurs, en accord avec les occupants, certaines villes financent des opérations pour préserver certains bâtiments à peu de frais. Ici OosterPark, le quartier où se situe notre immeuble, représente bien une agora, composante essentielle d’un lieu de rassemblement. L’affection que j’y porte ne concerne pas ses murs, mais le tumulte des échanges qu’ils abritent. Nous sommes des créateurs nomades.

En Hollande on n’apprécie pas le vide social. Et cet espace en devenir est avant tout celui à occuper. Celui de la mer pour y implanter une terre ferme. Celui justement des lieux inoccupés par les « krakers » - les squatters flamands. Cette activité étant légale a permis, depuis les années 60, une floraison de structures, et certains modes de vie alternatifs. Vies particulières ne seraient-ce que du fait de l’agencement éphémère des lieux et des opportunités, aux usages multiples définis par les hôtes de passage.
Ainsi une pièce ne restera pas longtemps un séjour, ou une salle à manger. Chaque espace devient interchangeable, selon les nécessités et les idées. Si l’espace est très vaste, en hiver, pour limiter une déperdition de chaleur, on y installera des tentes ou un chalet, issu, par exemple, d’un assortiment de portes et de vitres. Pour donner forme à un projet on cassera des murs pour ériger ateliers ou salle de répétition. Les ressources étant limitées les idées s’imposeront, tels pour la plomberie, un jeu de tuyaux d’arrosage coloré. L’entrée d’un immeuble est inutilisable ? Qu’à cela ne tienne, on ira découper un escalier voisin qui depuis la rue permettra d’accéder directement au premier étage, via la fenêtre.
Les plus grands squats sont des centres d’interventions pour aider aux projets d’investissement à de nouveaux espaces, et pour prévenir les agressions. Certains se spécialisent en centres artistiques ou éducatifs.
Tout ceci a une incidence sur la ville. Ces zones de créations sont un nouveau paradigme de la vie culturelle. Spectacles et salles de projection ou de vidéo sont nombreux et changeants : lieu remplit jusqu’au plafond de moniteurs TV diffusant simultanément des vidéos variées de musiques et de spectacles - un magasin se transforme en petit théâtre - les cafés organisent des shows tandis que les théâtres installent des restaurants dont certains inaugurent des boutiques ou des ateliers. Alors la cité prend l’allure d’un paysage naturel se transformant au gré des saisons et de ses occupants. On ne sait plus si ce rez-de-chaussée est une résidence ou une échoppe, un espace privé ou public. Alors on rentre pour savoir. Oui ce qu’il y a dans la vitrine est une expo – ou bien non c’est pour créer une ambiance – et pourquoi pas, oui, c’est à vendre ou on échange. Non nous ne sommes pas un café mais pourquoi ne pas rester prendre un pot ?
Au gré des idées.
Et bien entendu tous ces espaces sont autant de lieux pour jouer pour un public, s’il se trouve que nous avons un spectacle sous la main.

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