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Amsterdam 1979. Dans notre immeuble occupé où notre commune artistique vie et travaille, un soir, étant seul, le son d’une porte se faisant défoncer m’alerte. Arrivé au niveau des marches du rez-de-chaussée je découvre deux moustachus corpulents à l’air patibulaire cherchant à s’extraite de notre porte d’entrée. Ils sont anxieux et affirment en mauvais Anglais : « nous habiter ici ». Plutôt que de réagir en m’énervant ou criant au secours, comme je suis seul, je choisis de leur parler tranquillement tout en leur barrant le chemin. L’air insouciant d’une hôtesse d’accueil, je leur rétorque que malheureusement tout est booké, et que les occupants, qui ne sauraient tarder, trouveraient déplaisant leur ambition à s’incruster. Je leur explique que toutes les pièces sont utilisées par une communauté nombreuse d’artistes collaborant à un projet théâtral. Qu’il n’y a aucun espace libre que ce soit pour se loger ou pour travailler. Et finalement qu’il y a des immeubles libres à deux cents mètres de là. Ils tournent la tête dans la direction que je leur indique. Je sais que j’ai gagné. Alors je descends et les fait sortir pour mieux leur désigner la direction tout en laissant la porte ouverte. Ils me remercient et j’en profite pour leur demander de m’aider pour réparer la porte prétendant ne pas savoir comment m’y prendre. La situation conflictuelle est transformée en une collaboration. La porte réparée on se quitte « bons voisins ».

Quelques mois plus tard.
Un gang de jeunes Hollandais, sans doute désirant un pied-à-terre et jouer aux squatters, vient de s’installer dans l’immeuble jouxtant l’un des nôtres. Cela ne pose pas de problème jusqu’au jour où tout notre matériel est cambriolé. Je m’invite chez eux et demande qui est le chef. Il se présente dans une posture d’apparente décontraction, sûr de lui, tout en bloquant le passage. Mais je vois bien derrière lui tout notre attirail. De façon à ce que toute la clique entende j’affirme à voix haute avoir besoin de son aide, lui donnant l’occasion d’officialiser devant ses comparses son autorité. En retour je peux espérer qu’il devra prouver, dans les actes, son ascendant. Comme je ne l’agresse pas il se détend pour de vrai, intrigué. Je lui explique qui nous sommes - des artistes - et que de nous démunir prive tout le monde de nos spectacles. Je leur suggère de s’essayer sur de plus gros gibiers qui mériteraient mieux leur razzia puisque nous sommes évidemment plus pauvres qu’eux ? Habitent-ils chez leurs parents ? En effet. Alors de survivre doit pas être trop difficile non ?
Le soir tout notre équipement est de retour.

Autre circonstance divertissante, plus sérieuse celle-là : nos voisins, la même bande de jeunes, ont, à leur tour, des démêlés avec un autre groupe, celui-là de Surinamais*. Ils ont récupéré leur espace et s’en est suivie une bataille rangée. La police intervient. L’un des membres de celle-ci apparaît sur le balcon et me demande en Anglais si j’habite ici. Existe encore des frontières en Europe de l’Ouest et je ne suis pas désireux de me faire rapatrier. Je lui réponds : « non, je suis de passage, un touriste ». Il me donne un pied-de-table et me répond : « ceci pour vous défendre – au cas où nous soyons débordés ». En effet un des fonctionnaires perdra un œil m’affirme-on.
C’est la Hollande et nous ne sommes pas des locataires classiques. Nous sommes en quelque sorte dans le même bain. Spontanément ces officiers de justice impressionnants nous ont impliqués dans un rapport d’égalité concernant nos rôles respectifs. Estimant devoir protéger des étrangers contre une éventuelle agression de leurs compatriotes ils nous fournissent même une arme pour préserver notre intégrité et respectant ainsi notre autonomie. Ce type d’humanisme fraternel est un exemple de structure de résistance face à l’adversité. Je les applaudis pour leur perspective et leur imagination.

À New York, lors d’une réception je rencontre une jeune Berlinoise, Priska. Nous conversons sur l’art d’exister en milieux à risque. À la base ne pas donner l’impression d’être une proie et au contraire représenter de possibles complications. Ne pas déambuler comme si on était perdu. Ne pas marcher près de porches mais dans la rue. Ne pas se retourner quand on vous appelle en sifflant ou en braillant. Le cas échéant avoir une clef dans la main avec le poing refermé autour ou une cigarette allumée. Cela signale un potentiel danger pour les yeux de l’agresseur. Avoir au moins une main libre. Il est bien plus risqué de dérober une personne apte à réagir de son bras disponible.
Priska me décrit les diverses mises en scène dont elle faisait usage pour se débarrasser de personnes cherchant à l’agresser sexuellement. Par exemple quand on commençait à la tripoter elle se mettait à psalmodier des textes incompréhensibles. Une autre fois, lors d’une autre tentative d’attouchement elle se mit à fouiller les poubelles et à tout jeter par terre. Lors d’une autre situation alarmante, ramassant une brique, elle fracasse une vitrine. À chaque fois son attitude indifférente et déconnectée fit s’enfuir les harceleurs dépassés par tant de bizarrerie.

L’inspiration créatrice et l’emploi de messages subliminaux sont des armes d’autodéfenses essentielles. Ces tours de passe-passe ont pour but de casser le film dans lequel l’agresseur allègrement patauge. On peut les employer également pour aider une personne agressée. Prétendre la connaître par exemple. Détourner l’attention avec les méthodes citées plus haut. Inventer un scénario plus déroutant que celui de l’assaillant. Alerter le public en criant au feu ; cracher du feu ; jouer très fort de la musique. Selon l’inspiration.

Notre comportement conditionne celui des autres - le respect configure l'inconscient des autres. Une communauté alerte aux autres, où le respect est une cause entendue, où ne sont pas tolérés des individus cherchant à en dominer d'autres, où n’est pas permis l'agression, ne laisse pas de place ni d'opportunité à un état d'esprit barbare. L'impunité n’a plus alors de place pour s'installer.

Quand le tissu social se désagrège il laisse la place à un vide faisant appel d'air pour toutes les manipulations et exactions.

*Habitants du Suriname, ancienne Guyane néerlandaise

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