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COMMENT GÉRER UNE SITUATION

À neuf heures d’un matin de mai 68, quelques jours après les premiers combats de rue, une poignée de militants issus du comité Viêt Nam de Turgot réclame l’ouverture des portes de mon lycée sans succès. Étant dispensé de Gym, je me présente juste à ce moment-là et sonne naturellement le concierge qui m’ouvre. Tout le monde s’engouffre. De classe en classe sont scandés des mots d’ordre de grève. Une heure plus tard nous occupons le lycée Voltaire et partons pour un défilé rassembleur. Ce sera ma première manifestation. Écumant les quartiers voisins nous finissons par constituer une masse de plusieurs milliers d’individus. La rue est à nous et ce sentiment d’allégresse à la posséder, donne l’impression que nous constituons l’immense force d’une vague pleine de promesses. Vers midi peut-être une centaine de CRS nous chargent. Ils sont visiblement une minorité alors que nous sommes des gosses inoffensifs de 15 à 18 ans. Il me semble évident qu’à 1 contre 50 ils seraient incapables de nous repousser si nous tenions le pavé. Alors je cherche à former des chaînes pour résister passivement et me fais engueuler pas un ami trotskyste cherchant à cacher sa panique par une remontrance concernant mon inaptitude à percevoir la réalité. Première déception.


Ligne 2 directions Porte Dauphine. Un type grommelle à proximité. Les gens s’écartent. Il m’avise et s’assoit face à moi. Je reprends ma lecture. Soudain sa main couvre la page de mon livre. Rares sont les provocateurs outrepassant la frontière physique de l’interpellé. Puisqu’il me touche je ne peux ni l’ignorer ni le regarder sans rien faire. Il m’observe avec un mélange de menace et de bonhomie mais attend clairement ma réaction. Dans la seconde qui suit les options défilent : philosopher sur son geste – c’est m’engager dans son film – lui dire de retirer sa main – c’est l’inviter à refuser - lui faire un coup de boule – pas le meilleur moyen pour régler l’histoire. Il annonce, parlant du livre « c’est de la meeeeerde » et je m’entends lui répondre relax « ah ouais t’as lu le bouquin, surtout ne me raconte pas la fin ». Ça le prend au dépourvu et je le vois résister au sourire qui se dessine sur son visage ennuyé quand même. Alors il se lève, se retourne puis me répète « c’est de la merde » avant de sortir du wagon.
À mes yeux, son agression était une sorte d’invitation soit à me confronter à lui soit à trouver une possible alternative rétablissant une sorte de reconnaissance mutuelle. Mais alors de quel type ? Sans doute ne le savait-il pas lui-même, d’où cette forme d’appel peu amiable. Il est rare de savoir véritablement ce que l’on cherche dans ces cas-là. Je trouve que, dans la mesure du possible, et en me réservant toujours une option d’autodéfense, je me dois de retrouver l’homme derrière le personnage. En général simplement un respect de soi rassure l’autre et lui permet de clarifier la confusion entre tomber dans son trip ou le remettre avec respect à sa place. Il n’y a pas de recette infaillible mais assumer une situation permet de mettre le plus de chance de son coté.

À New York, 42e rue, à proximité du Port Authority Bus Terminal, un black m’aborde avec une fausse désinvolture et m’accompagne tout en déballant une histoire censée m’intéresser. On est au centre du quartier où les jeunes provinciales se font racoler à la sortie du bus pour une carrière probable en prostitution. C’est également un lieu réputé pour tout type de trafic. Après vingt longues secondes je m’arrête et lui sort, tout sourire «  tu es un type bien, ça se voit, mais je vais dans cette direction et toi du côté opposé ». Son sourire défaille puis il se reprend ne voyant aucune animosité dans mon regard. De plus je n’ai jamais cessé de lui prêter sereinement attention. Il s’agissait de lui faire comprendre que son offre n’était pas blâmable mais pas faite pour moi. Il me souhaite une bonne journée et retourne là où certainement il cherchera à racoler quelqu’un d’autre.

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