Nous étions peu nombreux à posséder une télévision. Les cinémas de quartier régnaient en maîtres pour nous divertir et les choix étaient variés. Tous ont disparu. Le plus grand, le Gaumont, se trouvait place Voltaire. En face, rue Godefroy-Cavaignac, il y avait l’Artistique, que notre mère surnommait « la fosse à puce », maintenant un Monoprix. De l’autre côté de la rue, derrière une porte cochère, s’était installé un petit commerce d’échange d’illustrés neufs et d’occasion. En échange de trois revues on nous en donnait deux nouveaux. Un peu plus loin, Avenue Ledru Rollin, le Savoie. Equidistant, mais en direction de la Bastille, le Cyrano, maintenant un théâtre. Direction République le Saint Ambroise jouait fréquemment les dessins animés de Walt Disney et représentait le lieu favori de la jeunesse. À quelques pas de là, le Figaro, comme le Bataclan offrait avant le film de petits spectacles. Ce dernier, originellement doté d’un toit en forme de pagode, fut la proie d’un incendie dans les années 30. Au XIXème siècle ce café-concert s’appelait à l’origine BA-Ta-Clan faisant référence à une opérette d'Offenbach. Aristide Bruant et Buffalo Bill s'y produisent. Le Français Bigot invente le bigophone pour le comique Bienfait, qui, dans ce lieu, chante « Méli-Mélo ». Au gré des changements de propriétaires il devient un cinéma puis un théâtre et de nouveau un cinéma, celui de mon enfance, qui fermera en 69. Le Bataclan retrouve alors sa vocation de salle de spectacle où viendront défiler les grands noms du rock, de la musique alternative puis du punk pour finalement retrouver sa vocation de music hall.
Le parti communiste devait avoisiner les 40% dans notre quartier lors des scrutins, le reste allant aux gaullistes et aux socialistes.
De la Nation, de la Bastille et de la république se déployaient les grands défilés de gauche, manifestations comme obsèques. Depuis Voltaire les funérailles convergeaient vers le Père Lachaise en se laissant guider le long de la Roquette. Puisque Adrien et moi étions logés chacun à un coin du pâté de maisons configuré par la rue Maillard, la rue de la Croix Faubin et la rue de la Roquette, tout ce monde passait par conséquent juste sous nos fenêtres. Plus d'un million de personnes ont suivi la dépouille de l'ancien dirigeant du PC Marcel Cachin, puis celle de Maurice Thorez et de Waldeck Rochet. Georges Marchais fut le premier à ne pas rejoindre le carré des dirigeants du PC (C’est un scandale !). Également me revient l'hommage, dans une ambiance très électrique à l’entrée principale du cimetière, à Pierre Overney tué par un vigile en 1972 devant l'usine Renault de Flins. Les plus impressionnants furent le défilé suite aux massacres de Charonne ainsi que celui pour Édith Piaf. Pour Charonne d’immenses photos des 9 victimes étaient portées par la foule. Celle-ci semblait défiler la journée entière. Le Père-Lachaise fait partie de notre inconscient collectif, avec aussi les balades le long des allées ombragées, avec hommage aux personnalités politiques, les musiciens, chanteurs, écrivains et peintres réputés. "Napoléon", un vieil homme fringuant, à larges rouflaquettes et vêtu d'une redingote élimée couleur fauve style empire, remontait, toujours à pied, quotidiennement, la rue de la Roquette depuis Bastille pour aller se recueillir sur les tombes des maréchaux. D'où venait-il ? Du Marais ? De plus loin ? Je me demande toujours où cet homme mystérieux est enterré. Près de ses maîtres comme je l'espère? Napoléon saluait ma mère quand ils se rencontraient – je ne sais pas s’il savait qu’elle était anglaise, sans doute vu son accent! On pouvait toujours le voir fin des années 70 – peut-être même début des années 80 il me semble, mais moins souvent.
Le Père-Lachaise c'est aussi la réunion, les 1er mai, des Francs Maçons devant le mur des Fédérés et les révisions scolaires quand il faisait beau temps avec les copains du lycée Voltaire. Ce lieu se compose d’une architecture insensée où tous les styles se côtoient au sein d’un immense parc ombragé de marronniers où vivent nombre de chats. Sépultures et mausolées d’influence néogothique, romane, byzantine, égyptienne, gréco-romaine, Art Nouveau, art Déco, ou même fait de verre ! Je m'y promenais avec ma mère. Puis plus tard mon père y faisait ses déambulations, de telle sorte que quand il ne fut plus ma mère l'enterra contiguë au peintre pointilliste Seurat. Elle-même repose maintenant à ses côtés.