Ces rues au joli nom – rue Gerbier, rue Merlin, rue de la Folie Regnault, rue de la Croix-Faubin, rue de Mont-Louis, passage Courtois – étaient bordées d’immeubles (souvent HLM) où des familles s’entassaient dans des appartements exigus, mal isolés, dépourvus la plupart du temps de sanitaires. Eau et WC sur le palier, deux-trois-quatre lits dans une chambre constituaient le commun de beaucoup de familles. Des personnes âgées de plus de 80 ans continuaient à monter leurs six étages chaque jour, ou en cas d’incapacité, se faisaient prendre en charge pour les courses par les voisins. On montait le charbon de la cave. Les gestes de solidarité faisaient partie du quotidien, on était obligé de porter un regard sur l’autre. On croyait à l’objectif affiché du parti communiste de créer un homme nouveau. « Du passé faisons table rase », les conditions de vie étaient difficiles.
Si l’on voulait simplifier l’histoire par tranches temporelles, les années 50 de notre enfance, furent celles où nos terrains de jeux contenaient encore tous les thèmes du vieux monde. Les années 60 de notre adolescence furent cette période de transition d’abord déprimante où tout semblait se déliter, les jeux se terminer et les magasins et ateliers se fermer, puis exaltantes puisque le début de profondes remises en question. Les années 70 témoignèrent de notre émancipation de jeunes adultes s’installant dans ces ateliers abandonnés pour les transformer en lofts. La combine consistant à se prétendre décorateur travaillant au sein d’un show-room, celui en fait de notre vie quotidienne, exquis théâtre d’idées, permettant d’occuper les lieux tout en payant des loyers d’entreprise bien moins onéreux. Époque fertile d’idées et de passions. On se soucie de notre environnement. Nous voulons qu’il nous parle. Et pour cela mettons la main à la pâte. On découvre les brocanteurs encore aux tarifs très accessibles alors nous couvrons nos murs d’anciennes tentures de soies brodées. On ramène le soir, depuis la rue, le mobilier abandonné et prestement repeint. On trempe des draps dans du plâtre pour les accrocher aux pourtours des portes et des fenêtres et qui une fois séchés puis peints des mêmes tons que les murs forment des moulures architecturales.
Voilà qui a constitué une aubaine pour d’habiles promoteurs profitant de la situation et des opportunités de l’époque pour mettre les immeubles au goût du jour, offrant des appartements spacieux avec salle de bain et ascenseur. Avec la disparition de la génération « dure au mal », est apparue de nouveaux résidants disposant de plus de moyens que leurs parents, pères des « bobos » d’aujourd’hui. En règle générale, à tous les stades, on dispose de plus de moyens que ses parents. Cette nouvelle communauté est plus un brassage de producteurs et de consommateurs. Une fois l’expérience communautaire des squats et des lofts se désagrégeant du fait des ambitions individuelles et de certains désenchantements le quartier, au détriment de son intimité, fait finalement place à celui maintenant de renommée internationale.
Les commerces ont connu le même sort que partout ailleurs. Principal employeur public, la prison de la Petite Roquette, détruite dans les années 70, a mis à mal un bon nombre de sous-traitants du secteur. En contrepartie, avec l’embourgeoisement du quartier, d’anciens comme de nouveaux services et métiers se sont réimplantés. Mais ce quartier à vocation sociale s’est métamorphosé en celui d’un quartier certes sympathique, vivant et éveillé mais dont le tissu social s’est beaucoup affaibli. La camaraderie de passage a remplacé la fraternité historique. La jeunesse à naturellement plutôt tendance à transiter plutôt que s’établir. Services spécialisés et produits exotiques abondent. Une nouvelle force créative et entrepreneuriale se développe rapidement pour satisfaire les besoins nouveaux ainsi que ceux du tourisme. Les rapports sont très cordiaux mais plus anonymes et commerçants.
Bien entendu beaucoup de nouveaux restaurants dont les styles culinaires sont devenus internationaux et beaucoup de théâtres ont éclos. À proximité, une annexe du cours Florent s’est installée rue de la Vacquerie, à 100 mètres de mon habitation. Juste à côté Le Kiron Espace propose des pièces mais également un studio pour la création de films. À deux pâtés de maisons l’espace La Comédia, rue Montlouis … près de laquelle, récemment, un homme de 30 ans connu pour des faits de droit commun trouva la mort après avoir été roué de coups par une dizaine de personnes munis de barres de fer et de couteaux … à une station de métro, le Bataclan retrouve sa vocation de salle de spectacle en 1983 … pour hélas subir 32 ans plus tard cet atroce carnage …
Quand les voisins ne se parlent plus l’entraide et les liens du quartier dépérissent. Les mères sont au travail et les enfants ne jouent plus dans la rue. Le vide laisse la place à une nouvelle pègre. Celle-ci ne s’installe pas comme dans d’autres quartiers plus enclavés mais transite pour y régler ses affaires et ses comptes.