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LA HONTE DU VÉCU 1

Intéressée par mon site de créations visuelles Asae, une free lance japonaise, me propose d’en traduire les textes dans sa langue. Son activité consiste à présenter des œuvres à de potentiels clients pour diverses galeries nippones installées à Paris. Après un premier rendez-vous de réflexion sur le concept de mon travail nous nous consacrons la fois suivante à mieux connaître nos caractères et nos potentialités. Durant la conversation elle m’avoue parfois entendre des voix. Il lui semble que des voisins la surveillent et peut-être la filment. Elle apparaît plutôt vaguement curieuse que déstabilisée par ces apparentes incursions dans sa vie privée. Après vérification je constate qu’il n’y a pas de voisins à proximité pouvant être entendu et certainement pas capables de pouvoir la filmer dans son studio au dernier étage. Il ne me semble pas propice de lui dire qu’elle est victime d’hallucinations et lui propose plutôt l’idée qu’elle entretient probablement, inconsciemment, un dialogue intérieur. Je lui suggère que ce qu’elle prend pour des voisins mal intentionnés ne sont sans doute qu’une interprétation née d’une inquiétude. Il me semble erroné de vouloir dénier sa réalité. Ces voies elle les entend. À mes yeux ce qui serait intéressant serait de trouver pourquoi ce dialogue avec elle-même existe. Sans doute un besoin d’affirmer une chose enfouie qu’elle ne peut consciemment exprimer. Son expérience validée, libre à elle de développer des alternatives quant à ses interprétations. Soulagée elle me confie que je suis la première personne comprenant son affliction. Plusieurs mois passent avant que je ne revienne à Paris. La connaissant peu et ne vivant pas à proximité nous n’avons pas entretenu un suivi sur ce sujet. De retour je la trouve plus affectée et inquiète de ces voies qu’elle s’est remise à interpréter comme venant d’autres personnes. Il devient difficile de revenir sur cette idée de dialogue interne sans qu’elle commence à m’inclure dans sa paranoïa. Je la laisse donc monologuer. Elle m’avoue devenir plus distante avec ses connaissances et son travail. Elle veut s’isoler. Quelques mois passent et je reçois d’elle un coup de fil me demandant si je veux bien la visiter dans un centre psychiatrique. Si je l’accompagne lui sera donné l’autorisation de sortir une heure. Je me présente. On ne me demande pas mon nom, simplement de signer un registre. Je l’amène dans un café. Elle me raconte que son petit ami, sa sœur ainsi qu’un psychiatre japonais voulaient « l’aider » à éliminer ses hallucinations. Le petit ami, lors d’une énième engueulade, l’aurait poussée à prendre un couteau avec lequel par désarroi elle menaça d’en finir avec elle-même s’il ne cessait de la harceler … et comme par hasard, après lui avoir arraché le couteau,  le charmant bonhomme aussitôt composa un numéro visiblement appris par cœur. Dans les cinq minutes, un groupe de blouses blanches se présentèrent avec camisole et l’emmenèrent.

On notera ici le processus parfaitement légal. En France il suffit qu’une « personne vous voulant du bien », la famille, un ami, même un voisin, vous dénonce pour se retrouver dans les serres d’une institution psychiatrique. Par la suite la signature de deux « experts » en psychiatrie ayant reconnu en nous plusieurs « critères » reflétant un désordre mental peut nous priver de tous nos droits. Un meurtrier aurait droit lui à une procédure, une enquête. Trois symptômes suffisent : par exemple halluciner, avoir un comportement anormal et paraître attenter à sa personne ou à autrui. Se retrouvant agressée par des étrangers en uniforme et trahie par son ami elle s’est mise à hurler et fut donc mise instantanément en camisole. C’est dans cet état que la première spécialiste la trouve – « comportement anormal » - premier critère. On lui demande la raison de son agitation. Elle déclare qu’on lui voulait du mal et avait attenté à sa vie mais seulement comme un appel à l’aide - « dangereuse pour elle-même » – deuxième critère. On lui demande ensuite pourquoi elle avait attenté à sa vie. Elle révèle alors qu’elle entendait des voix ce qui exaspérait son ami – « hallucination » - troisième critère. Envoyée ensuite dans un autre centre pour qu’une deuxième spécialiste confirme ou infirme le diagnostic de la première spécialiste, on la retrouve hurlante pour demander à être libérée.  La deuxième débile l’incarcère. Son sort est entre les mains des docteurs. Elle n’est pas ici volontairement. Tant qu’elle n’accepte pas de reconnaitre sa maladie on la considère comme dérangée. Réunions toutes les deux semaines pour statuer sur son sort. Je lui dis «  maintenant tu es libre, casse-toi de là quand tu veux » mais elle n’ose pas, remplie de honte d’être la mauvaise graine de la famille. Je repasse le lendemain et rencontre le psychiatre Nippon venu spécialement du Japon pour la récupérer. Il m’avoue carrément avoir tenté depuis trois ans de la coincer. Notre conversation, au début cordiale et fort prolongée, tournant en rond s’est résumée à peu près à : « vous n’allez pas m’apprendre mon métier »  à quoi je lui répliquais que s’il avait un doute sur sa fonction il ferait bien d’essayer de se mettre à la place de ses patients. Idem avec la chef psychiatre de l’établissement. La partie la plus compliquée fut qu’Asae collaborait avec eux, tout en me demandant de la sortir de là, cherchant ainsi à jouer toutes les mains possibles pour être libérée. Résultat elle le fut quelques jours plus tard pour être emmenée au Japon dans un centre d’où elle put sortir deux mois après. Rien ne semble avoir été résolut. Tout a été fait pour que cette personne si maniérée, si gentille et parfaitement apte à fonctionner dans la société, se sente, le reste de sa vie, comme une inadaptée. Sa carrière est pour le moment ruinée et elle reste dépendante de sa famille qui la surveille de près. Un tel gâchis parce qu’entourée par des maniaques bouffis de préjugés et surtout terrifiés par un comportement les renvoyant à l’inquiétude de la fragilité de leur propre normalité. Il apparaît que le psychiatre japonais comme la sœur sont sincèrement concernés et aux petits soins pour Asae. C’est en toute empathie qu’ils lui ont fait subir cet enfer. Et pour le survivre elle joue le jeu. Pour une folle il faut un sacré discernement pour comprendre le risque à être autonome dans sa singularité et de préférer jouer le rôle qu’on exige de vous.

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