Et puis on satisfait une curiosité à déshabiller pour rhabiller ses poupées comme à dissocier un jouet pour tenter de le recomposer.
« Mélangeons des encres n’importe comment sur des bouts de plastique – on les découpera ensuite de façon à ce qu’ils s’insèrent dans des cadres de diapos. Puis nous les projetterons avec de la musique tirée au sort ».
« Attention, apprenons comment manipuler un produit dangereux. Le trichloréthylène par exemple. Il fait beau alors installons les tables dans la cour pour ne pas inhaler les vapeurs. Créons des cartes postales que nous enverrons à Magalie à l’hôpital. Choisissez les images qui vous plaisent, sur les magazines que vous avez trouvés durant la chasse au trésor la semaine passée. C’était amusant de se raconter comment chacun avait utilisé sa perspicacité pour découvrir les revues chez le médecin ou le voisin, en demandant même chez les éditeurs des invendus. Plaçons les images face avant sur une feuille de papier vierge. Maintenant attention. On imbibe le coton de produit chimique puis on frotte légèrement sur la face arrière. Mais tout s’efface ! C’est normal. Regardez le résultat. Comme une décalcomanie nous avons transposé l’encre du dessin sur la feuille et en quelques secondes. »
Sophie me confie son désir de faire une représentation de ballet. La dernière fois ils ont dû l’annuler car certains enfants s’étaient moqués d’elle.
Je rassemble les gosses les plus coriaces. La plupart n’ont jamais rien fait d’artistique. Ils préfèrent le sport ou faire de petites guerres. Dans ces petites batailles de bandes, pas le droit aux poings ni, pour les filles, aux griffures, morsures et déchirures de vêtements. On peut se rouler par terre et après on essaye de se nettoyer.
Pourquoi ne pas transposer leurs bagarres sur scène ?
« Nous allons bâtir une histoire comme dans les contes de fées. Princesse Sophie doit danser pour qu’il fasse beau en ce mois de juin. Mais il y a des esprits qui veulent le mauvais temps et vont la chahuter. Alors vous serez la garde qui la protégera. Prenez les manches à balai.»
Ainsi la ballerine arrive en procession encadrée par ses preux chevaliers. Puis réunissant le public aux cris de : « oyez, oyez, représentation gratuite de la princesse Sophie » le spectacle se déroule sous l’œil vigilant des hallebardiers superbes. Une tentative de dérision est jugulée instantanément, le coupable se retrouvant aussitôt soumis aux lances menaçantes. Il est d’ailleurs le premier à en rire ayant réussi à subtiliser un moment l’attention. Le petit public se sent à l’aise car l’action est aussi parmi les élèves. Intéressante expérience où pour une fois on ne divise pas le public passif, du jeu sur les tréteaux.
À la fin du spectacle Sophie rayonne, les farouches sont contents d’avoir participé, sensibles du reste au succès unanime, et le public d’applaudir.
Le lendemain un chef régional se présente. Il est responsable de quatre arrondissements Parisiens.
« Je suis un ami de M. …? Dans le 16ème où vous étiez récemment. Il n’a pas apprécié votre attitude ».
« Ni moi la sienne, en particulier avec les enfants »
« Vous êtes pour la non-directivité ? »
Jamais entendu celle-là. Visiblement le kapo cherche à me configurer dans un stéréotype pour m’évacuer.
« Appelez cela comme vous voudrez, je m’intéresse avant tout à l’émancipation des enfants ».
« Mais réalisez-vous que la discipline est essentielle ! »
« Elle s’obtient par consensus et par confiance. L’essentiel serait plutôt de leur donner l’initiative de leurs projets. Donnez-leur une chance de faire des erreurs. Ils seront alors les premiers à vouloir se discipliner. Je les trouve dignes des meilleures possibilités, ne trouvez-vous pas ?».
Il mettra 3 ans pour persuader la hiérarchie de me virer.
De fait je lui en sais gré car il était temps pour moi de passer à autre chose. On m’attend pour mettre en place des projets futurs de création dans un autre pays. Bien souvent les pires obstacles offrent les meilleures opportunités. Quand on ne veut pas de moi je ne cherche jamais à m’incruster. J’ai plutôt tendance à m’imaginer ce membre d’une hypothétique Reconquista culturelle rétrograde m’affirmer « ami, je suis trop malingre d’esprit pour que tu veuilles perdre ton temps à mes côtés ». Et les enfants ? Je ne les laisse pas tomber. Mes collègues pratiquent envers eux désormais une tolérance retrouvée et un esprit créateur renouvelé.